Un micro épisode fondateur de la macroéconomie: les premiers pas de Jan Tinbergen sur le terrain des équilibres multiples et des défauts de coordination

 

Une file d’attente de personnes au chômage, Amsterdam, 1933

 

Ce post est fondé sur un article accessible ici présenté lors d’un atelier de recherche s’étant tenu à Nice en septembre 2022 sur le traitement des problèmes de coordination dans l’histoire de la macroéconomie. Tous les commentaires sont les bienvenus.

     Dans la tourmente de la Grande Dépression, le jeune économiste néerlandais Jan Tinbergen considère que les travaux de Léon Walras et Gustav Cassel pourraient être utilisés pour identifier les conditions rendant une économie vulnérable au chômage de masse. Dans ce but, il développe une analyse graphique,  qu’il présente à l’Association Économique des Pays-Bas en 1932, mettant en évidence la possibilité qu’une économie puisse se stabiliser en deux équilibres distincts : l’un « mauvais », caractérisé par une faible production et un chômage élevé, et l’autre « bon » caractérisé par une production élevée et un chômage faible.

      Cette idée, note-t-il (Tinbergen, 1932 : 60), lui est venue alors qu’il discutait de certains travaux préliminaires et non publiés de J. G. Koopmans (à ne pas confondre avec le lauréat du prix Nobel Tjalling Koopmans) que ce dernier publia rapidement quelques mois plus tard dans le principal journal économique néerlandais. Koopmans se montre reconnaissant de « l’aide précieuse » que Tinbergen lui apporte dans le traitement mathématique de sa démonstration (Koopmans, 1932 : 679) mais souligne deux différences importantes entre son analyse et celle de Tinbergen, utiles pour comprendre la trajectoire intellectuelle ultérieure de ce dernier.

      La première différence renvoie à un problème d’indétermination. Selon Koopmans, chercher à dériver un équilibre avec chômage à partir des modèles de Walras et de Cassel signifie de supposer que l’égalité entre l’offre et la demande de travail ne sera plus satisfaite et donc qu’au moins une équation du système économique (celle du marché du travail dans ce cas) devra être écartée, laissant finalement le niveau de l’emploi et des salaires nominaux indéterminés. Koopmans n’ignore pas que Tinbergen dérive son analyse graphique d’un système déterminé possédant des solutions non triviales (même s’il regrette qu’il n’en ait pas fourni une présentation plus claire). Simplement, il estime qu’il est impossible de dériver un tel système à partir de l’analyse de l’équilibre général de Walras et Cassel.

      La deuxième différence concerne la possibilité d’ordonner les équilibres générés par tout système déterminé d’équilibre général. Il suffit pour le voir de considérer simplement une économie d’échange avec deux agents et deux biens. Selon Koopmans, la forme réduite d’un tel système peut, pour une large gamme de configurations, être un polynôme de degré supérieur à un et donc posséder plusieurs solutions. Mais parce que les conditions d’optimalité sont remplies pour chacun des équilibres, il n’y a aucune raison de penser que l’un de ces équilibres sera meilleur ou pire que l’autre (Koopmans, 1932 : 702). En conséquence, aucune recommandation politique évidente, comme le suggère Tinbergen, ne peut être tirée des systèmes walrasiens.

Boîte d’Edgeworth construite à partir d’un exemple numérique de J.G Koopmans

 

     Dans les années qui ont suivi, Tinbergen s’est éloigné de la théorie walrasienne et a pris la route de la macrodynamique. Il affirme à plusieurs reprises avec Ragnar Frisch que la principale limite de cette théorie était son caractère statique. Très probablement, cette décision de se détourner de cette approche s’explique par la volonté de contourner les difficultés soulever par Koopmans et de se placer sur un terrain où des équilibres multiples et des recommandations politiques pourront être formulés de manière plus directe.