Alvin Hansen a joué un rôle clé dans le développement des idées économiques aux États-Unis. En quelques années, il parvient à importer les idées keynésiennes en Amérique et à convertir de jeunes économistes (dont certains remporteront plus tard le prix Nobel d’économie) à ce nouveau credo. Si Hansen devait correspondre à un personnage de bande dessinée, ce serait le timide Peter Parker (alias Spiderman) qui utilise sa toile pour tenir les méchants à distance. Tissée il y a près de 80 ans, cette toile semble assez enchevêtrée et complexe, si bien qu’il est difficile de comprendre le processus de sa création, de mettre en lumière comment et quand toutes ces connexions ont été établies. Dans ces deux posts, nous tenterons de démêler la toile et de montrer comment elle a été progressivement tissée.
Premier contact avec Washington D.C.
Hansen a déjà 49 ans lorsqu’il lit la Théorie générale de Keynes en 1936. Bien avant d’être surnommé « le prophète américain du keynésianisme » (Miller, 2002), il est déjà reconnu comme un spécialiste des cycles économiques. Après l’élection de Franklin D. Roosevelt, il devient le principal conseiller économique du Département d’État des États-Unis de 1934 à 1935 (Tobin, 1976 : 33). À ce titre, il est auditionné plusieurs fois par les membres du Congrès et aide à rédiger le Social Security Act de 1935 qui a joué un rôle majeur dans le New Deal de Roosevelt (Miller, 2002 : 607).
Ainsi, lorsqu’il rejoint Harvard à l’automne 1937, Hansen se retrouve dans une position intermédiaire. Bien qu’il ne soit plus le principal conseiller économique du Département d’État des États-Unis et qu’il n’occupe plus de fonctions administratives de haut rang, il maintient encore des liens significatifs avec Washington. À cette époque, il est encore membre du Conseil consultatif sur la sécurité sociale et dispose encore d’une maison dans la ville, comme il l’a indiqué lors des auditions de 1935 dans le cadre de l’adoption du Social Security Act (Hansen, 1935 : 372).
Il n’est pas inhabituel, même aujourd’hui, de voir des économistes américains passer du monde universitaire à la politique. Pensez par exemple au lauréat du prix Nobel de 2022, Ben Bernanke, qui fut professeur à Princeton avant d’assumer le rôle de président de la Réserve fédérale (Fed) jusqu’en 2014, avant de retourner à la recherche académique. Ce qui est unique chez Hansen, c’est la manière dont il réussit à garder pendant plus de deux décennies un pied à la fois dans le monde académique et à Washington.
Le « fiscal seminar » de Harvard
En 1937, Hansen lance, en collaboration avec John H. Williams, un nouveau séminaire à Harvard, qui réunit ce que Paul Samuelson appellera plus tard une « génération dorée » composée de jeunes économistes tels que :
– Lui-même, qui a remporté le prix « Nobel » en 1970 pour « le travail scientifique par lequel il a développé la théorie économique statique et dynamique et contribué activement à élever le niveau d’analyse en science économique » (comité Nobel).
– James Tobin, qui a remporté le prix « Nobel » en 1981 en plus d’être l’un des principaux concepteurs des politiques économiques keynésiennes des présidents Kennedy et Johnson.
– Evsey Domar, que nous retrouverons plus tard dans cette histoire, qui est responsable de réflexions et de modèles expliquant la croissance économique.
– Paul Sweezy, un économiste marxiste notamment connu pour ses développements de la théorie du capitalisme monopolistique, qui a travaillé pour plusieurs agences du New Deal, y compris le National Resources Committee.
– Walter Salant, qui a ensuite occupé plusieurs postes de haut rang dans l’administration américaine, notamment en tant qu’économiste pour le Council of Economic Advisers, Executive Office of the President, de 1946 à 1952.
– Lauchlin Currie, qui a travaillé en tant que chief economic adviser durant la Seconde Guerre mondiale et dont nous reparlerons dans un second post.
Le séminaire consistait en deux réunions hebdomadaires. Les lundis étaient consacrés à des discussions conjointes sur les recherches en cours des professeurs et des étudiants. Le vendredi après-midi, le séminaire accueillait des conférenciers extérieurs – souvent de Washington – pour des conférences informelles, la plupart du temps suivies de dîners encore moins formels (Salant, 1976 : 17). Ancien élève de J.R. Commons, qui était connu pour impliquer fortement ses étudiants dans son travail (Da Costa, 2010 : 86), Hansen était apprécié pour ses qualités d’enseignant extrêmement inspirant et encourageant (Miller, 2002 : 611). Le séminaire fiscal était pour lui un moyen d’aider les étudiants à perfectionner leur travail académique, tout en les sensibilisant simultanément aux enjeux de Washington et en leur ouvrant des perspectives de carrière dans l’administration.
La crise de 1937 et les nouvelles responsabilités d’Hansen
1937 fut également l’année d’une crise sévère, vécue comme un « épisode intellectuellement traumatisant » (Salant, 1976 : 15). Après trois ans de croissance robuste qui avaient laissé croire que la crise était enfin terminée, 1937 voit la production américaine chuter de 40 %, égalant en seulement cinq mois la baisse observée au cours des trente mois qui ont suivi le krach d’octobre 1929. Le Dow Jones chute de 49 % entre mars 1937 et mars 1938 (faisant de 1937 la troisième pire année de l’histoire du marché boursier américain, après 1931 et 2008), et le taux de chômage passe de 14 % à 19 % (Dockès, 2015 : 969).
Pour la première fois, Hansen conclut qu’une chute soudaine de l’activité économique pourrait être causée par une mauvaise gestion des dépenses publiques. Dans ce sens, il développe une analyse originale de l’interaction du mécanisme du multiplicateur et de l’accélérateur que le jeune Samuelson s’empresse de modéliser. C’est ce même modèle que les participants au séminaire utiliseront après 1945 pour expliquer la croissance (voir post 2).
En 1938, Hansen devient président de l’American Economic Association. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il a finalement réussi à tisser une vaste toile autour de lui : en plus de former une nouvelle génération plus que prometteuse d’économistes et de développer des relations avec Washington, le fils de fermier du Dakota du Sud dirige maintenant l’association qui réunit certains des plus grands économistes de son temps.
Tout est donc en place pour que la toile s’étende et se renforce. Dans le prochain post, nous verrons que l’imminente Seconde Guerre mondiale servira de catalyseur idéal, libérant la puissance des idées keynésiennes à travers l’économie de guerre.`
Références :
Britannica, T. Editors of Encyclopaedia., 2023. « Alvin Harvey Hansen. » Encyclopedia Britannica. [https://www.britannica.com/biography/Alvin-Harvey-Hansen]
Brown, C., 1989. Alvin H. Hansen’s contributions to business cycle analysis. Working paper.
Da Costa, I., 2010. L’institutionnalisme de John Commons et les origines de l’État providence aux États-Unis. Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, 42, 42.
Dockès, P., 2015. Les débats sur la stagnation séculaire dans les années 1937-1950. Hansen-Terborgh et Schumpeter-Sweezy. Revue économique, vol. 66, no 5, 967‑992
Hansen, A., 1935. Témoignage lors des auditions de 1935 sur le projet de loi sur la sécurité économique du président. [https://www.ssa.gov/history/pdf/hr35state.pdf]
Miller, J.E., 2002. From South Dakota Farm to Harvard Seminar: Alvin H. Hansen, America’s Prophet of Keynesianism. The Historian 64, 603–622.
Salant, W.S., 1976. Alvin Hansen and the Fiscal Policy Seminar. Q. J. Econ. 90, 14–23.
Tobin, J., 1976. Hansen and Public Policy. Q. J. Econ. 90, 32–37