Nous avons vu dans le post précédent comment Hansen a progressivement tissé une toile entre Harvard et Washington, le plaçant dans une position d’influence, au niveau politique comme académique. Mais le « Keynes américain » ne s’est pas arrêté là. Lorsque les États-Unis rentrent en guerre en décembre 1941, il se révèle à nouveau décisif dans la conduite de la politique économique américaine.
De nouvelles connexions avec Washington dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale
Si Franklin D. Roosevelt fait campagne pour sa réélection présidentielle en promettant de maintenir les États-Unis hors de la guerre (Vedrine, 2021: 355), il rétablit néanmoins le Comité de recherche sur la défense nationale dès mai 1940 et créé la Commission consultative de la défense nationale pour se préparer à la guerre. Dans ce contexte, Hansen est sollicité en tant qu’expert économique (Cayla 2022: 96).
À partir de 1940, le fiscal seminar inclut des participants de la Harvard’s Graduate School of Public Administration – souvent appelée Littauer School – à mesure que de plus en plus d’interventions sont spécifiquement orientées sur les questions de politiques économiques (Salant, 1976: 18). À partir de là, de nouvelles recrues du séminaire de Hansen (Tobin, 1976: 34) rejoignent les rangs des économistes à Washington.
Au même moment, l’activité de Hansen à Washington s’intensifie alors qu’il participe au National Resources Planning Board (NRPB) et devient président du Conseil de la Réserve fédérale (Musgrave, 1975: 59). Parmi les étudiants qui l’accompagnent dans ses nouvelles fonctions, on trouve Paul Samuelson, qui rejoint le NRPB (Tobin, 1976: 34), et Evsey Domar, qui rejoint le Conseil d’administration de la Réserve fédérale (FED) en 1943. Domar, qui travaillait encore sur son doctorat sous la supervision d’Hansen, suggère d’organiser un « petit » séminaire fiscal à Washington où il pourrait, entre autres, partager ses réflexions sur la viabilité de la dette et la croissance. Ce nouveau séminaire fut un grand succès et débute par une intervention de John Maynard Keynes (Boianovsky, 2020: 3).
Pendans cette période, Hansen est aussi sollicité par plusieurs commissions du Congrès, comme le Temporary National Economic Committee (TNEC). Herbert Stein (qui deviendra plus tard président du Council of Economic Advisers de 1974 à 1984) se souvient avoir été extrêmement impressionné par la « maîtrise » de la doctrine keynésienne (Herbert Stein, cité par Miller 2002: 614) présentée par Hansen et Lauchlin Currie – un ancien étudiant de Hansen qui était alors assistant à la Maison Blanche et organisateur de ces audiences. Ce qui était vraiment unique chez Hansen était sa capacité à garder un pied à la fois dans la politique et dans le milieu académique.
Ces années d’engagement politique nous renseignent également sur la manière d’Hansen d’aborder les questions économiques. John Kenneth Galbraith (qui était également connu pour son habilité à s’adresser à divers publics) le décrivait comme « un homme pour qui les idées économiques n’avaient de valeur que par leur utilisation » (Galbraith, cité dans Miller, 2002: 613). Pendant deux décennies, Hansen a constamment bataillé sur plusieurs fronts : sur le front politique (partis et administrations), sur le front académique (rédaction de livres scientifiques et de publications pour convaincre la communauté académique de la pertinence des solutions keynésiennes) et sur le front de l’opinion publique (rédaction des livres de vulgarisation, organisation de conférences à travers le pays pour sensibiliser les citoyens…). Il était donc encore très influent lorsque des keynésiens comme Tobin, Robert Solow et d’autres conçurent les politiques économiques des administrations de John Kennedy et Lyndon Johnson (Miller, 2002: 614).
L’empreinte de Hansen à Washington D.C.
L’influence politique directe de Hansen ne fut cependant pas éternelle. En 1943, les opposants aux politiques keynésiennes arrivent à faire échouer le NRPB après la présentation d’un rapport sur les objectifs de l’après-guerre auquel Hansen a contribué avec un document intitulé « Après la guerre—Plein emploi. » Dans ce document, il préconise une expansion économique ambitieuse et une augmentation des dépenses fédérales pour assurer une demande soutenue grâce à une collaboration renforcée entre les entreprises et l’administration. Deux ans plus tard, il perd également son poste à la FED (Miller, 2002: 616). Bien que Hansen soit déjà loin de Washington en 1946, ses idées ont rapidement trouvé leur place dans l’Employment Act (Tobin, 1976: 34).
Avec une pugnacité constante, Hansen a continué à défendre ses idées. Comme nous l’avons dit, son impact majeur est passé par ceux qu’il avait formés et qui partageaient ses idées. Certains vont jusqu’à dire que la réduction d’impôts Kennedy-Johnson de 1964 doit autant à Hansen qu’à ceux qui l’ont conçue (Mozumi, 2018: 40). Comme l’a reconnu l’ancien président du Conseil des conseillers économiques de Kennedy lui-même : « Alvin Hansen n’a jamais été proche des présidents ou des politiciens, et il n’a jamais occupé de poste gouvernemental majeur. Pourtant, aucun économiste américain n’a été plus important que lui dans la réorientation historique de la politique macroéconomique des États-Unis de 1935 à 1965 » (Tobin, 1976: 32).
Ce n’est donc pas par hasard que Walter Salant, un diplômé du séminaire de Hansen, pouvait compter parmi les anciens élèves de Hansen : un président et trois membres du President’s Council of Economic Advisers, quatre économistes au conseil des gouverneurs de la banque centrale américaine, deux sous-secrétaires du Trésor, deux secrétaires adjoints d’Etat aux affaires économiques, un secrétaire à la Défense et un sous-secrétaire à la santé, à l’éducation et aux affaires sociales (Salant, Walter S, 1976: 22). Il ne fait aucun doute que Hansen était le centre de gravité d’un vaste réseau, le dénominateur commun d’acteurs décisifs dans le milieu académinique et l’administration américaine, l’araignée au coeur de sa propre toile.
References :
Boianovsky, M., 2020. Domar, expectations, and growth stabilization 42.
Cayla, D., 2022. Déclin et chute du néolibéralisme. De Boeck Supérieur.
Miller, J.E., 2002. From South Dakota Farm to Harvard Seminar: Alvin H. Hansen, America’s Prophet of Keynesianism. The Historian 64, 603–622.
Mozumi, S., 2018. The Kennedy–Johnson Tax Cut of 1964, the Defeat of Keynes, and Comprehensive Tax Reform in the United States. J. Policy Hist. 30, 25–61.
Musgrave, R.A., 1975. PORTRAIT: Alvin Hansen. Challenge 18, 59–60.
Salant, W.S., 1976. Alvin Hansen and the Fiscal Policy Seminar. Q. J. Econ. 90, 14–23.
Tobin, J., 1976. Hansen and Public Policy. Q. J. Econ. 90, 32–37.
Védrine, H., 2021. Dictionnaire amoureux de la géopolitique. Plon.