Dans le contexte de la récession américaine de 1937, le jeune économiste Paul Samuelson (1915-2009) développe une analyse dynamique (1939) pour étudier les effets d’une relance budgétaire temporaire sur la trajectoire d’une économie, qui, selon lui, pourrait prendre trois formes: stimulation permanente, politique cyclique ou choc temporaire.
Lorsque le système dynamique est stable, il conclut qu’une augmentation ponctuelle des dépenses publiques n’a qu’un effet temporaire sur le revenu. Il montre de surcroit que le retour à l’état stationnaire pourrait s’accompagner d’une récession. Ce scénario, confirmé empiriquement par la récession de 1937, invalide les arguments des partisans du pump priming, qui pensent qu’une relance budgétaire peut suffire à modifier de manière permanente la trajectoire de l’économie. Pour Samuelson, cela n’est vrai qu’à condition de supposer que l’économie se trouve dans une position instable. Mais il doutait toutefois de la pertinence de ce cas de figure. Plus tard, il dira qu’à l’époque, comme Lloyd Metzler (1913-1980), il était sous l’influence du dogme forgé par Ragnar Frisch (1895-1973) selon lequel seules les solutions cycliques amorties sont empiriquement pertinentes. [Samuelson, 1988 : 17].
Après avoir soutenu sa thèse de doctorat, Samuelson quitte Harvard en 1940 et obtient un poste de professeur au MIT, mais la proximité géographique et intellectuelle entre les deux institutions lui permet de continuer à participer au Fiscal Seminar. En 1941 et 1942, il présente ses travaux lors de sessions intitulées “The Multiplier, a Hansenian Interest” [Salant, 1976 : 20], toujours en étroite collaboration avec Alvin Hansen (1887-1975), à qui il rend régulièrement hommage par la suite [Samuelson, History of Political Economy, 2002 : 221]. Pendant ce temps, un jeune économiste, Evsey Domar (1914-1997), entre en scène et réoriente les réflexions sur les questions de croissance.
Domar rejoint Harvard en 1941 et découvre ses séminaires, aux côtés de son directeur de thèse, qui n’est autre qu’Alvin Hansen. Après y avoir assisté pendant trois ans, il présente son premier article en 1944. Comme Roy Forbes Harrod, (1900-1978) économiste anglais à l’université d’Oxford, Domar se demande dans quelles conditions une économie peut croître de manière permanente. En établissant le caractère dual de l’investissement, à la fois composante de la demande globale (plus l’investissement est élevé, plus la demande est élevée) mais aussi de l’offre globale (plus l’investissement est élevé, plus la capacité productive est grande et plus l’offre est élevée), il montre que le taux de croissance du revenu peut être décrit par une simple équation différentielle d’ordre 1. Selon le multiplicateur keynésien, le revenu Y est égal au produit de l’investissement et de l’inverse de la propension à épargner [Domar, 1946] :
En supposant ensuite que :
Il trouve (voir l’équation similaire d’Erik Lundberg écrite ):
D’où il déduit le « taux de croissance requis de l’investissement », c’est-à-dire le taux de croissance de l’investissement garantissant que toute la production supplémentaire résultant de l’augmentation de la capacité productive soit vendue aux consommateurs et aux entreprises :
En raison de sa simplicité, une telle équation ne peut générer que des trajectoires de croissance exponentielle. Quelques années plus tôt, Jan Tinbergen (1903-1994) avait regretté que l’analyse de Harrod (1936), une fois réduite à une équation différentielle d’ordre 1, ne puisse pas générer de cycles. Sur la base du modèle de Samuelson, ce que Tinbergen voit comme une limite est considéré par des économistes comme Thomas Schelling (1921-2016), Sydney S. Alexander (1916-2005) et d’autres à Harvard comme une opportunité, une manière d’étendre l’analyse dynamique à l’analyse de la croissance.
Pour Schelling, ce modèle permet de clarifier les liens entre les analyses de Domar (mais aussi de Harrod) et de Samuelson. Schelling est conscient que Harrod, contrairement à Domar, pense que les trajectoires de croissance sont instables car les déséquilibres du marché (entre l’offre et la demande) ont tendance à augmenter à mesure que l’économie s’éloigne de sa trajectoire de croissance. En revanche, Domar et Samuelson supposent que le marché des biens est toujours à l’équilibre. Dans sa tentative de réconcilier Domar et Samuelson, Schelling maintient cette hypothèse. Dans son article « Capital Growth and Equilibrium » (1947) de l’American Economic Review, il étudie ces trajectoires de croissance en les incluant dans le modèle de Samuelson. Il indique toutefois qu’il est essentiel de modifier les hypothèses posées par ce dernier pour établir ce lien. Contrairement à Samuelson, Schelling accepte que la consommation dépende du revenu actuel et non du revenu de la période précédente :
Au lieu de faire dépendre l’investissement des variations de la consommation, comme le fait Samuelson (), il fait dépendre l’investissement des variations du revenu. Il attribue à Domar l’idée que l’investissement dépend du niveau de revenu de plein emploi (FY) et du ratio \sigma entre la capacité productive ajoutée et le capital ajouté :
En posant que et en passant de la variation du niveau de revenu de plein emploi à la différence entre le revenu présent et le revenu passé, il conduit à l’équation suivante :
À partir de la condition d’équilibre sur le marché des biens, il obtient finalement une équation de récurrence d’ordre 1 :
Ce qui donne :
Et montre que le taux de croissance de l’économie est égal à .
Schelling ne trouve donc pas le même taux de croissance que celui défini par Domar, . Il note toutefois que pour de petites valeurs de , ces deux taux sont similaires :
Schelling souligne deux limites à cette équation de récurrence. La première concerne le traitement de l’investissement. De son point de vu, il est déraisonnable de supposer qu’il n’y a pas de retard entre la décision d’investissement et la production. Il est donc irrationnel de supposer que cela dépend de or .
La seconde limite, liée à la première, est la simplicité de cette équation dynamique d’ordre 1, qui suppose qu’un choc peut avoir un effet permanent sur les trajectoires de l’économie, ce qu’il trouve discutable [Schelling, 1947 : 876].
Pour surmonter ces deux limites, il suggère les modifications suivantes. D’abord, il introduit un nouveau décalage temporel et pose que l’investissement dépend de la différence entre le revenu en et le revenu en :
Sans changer la fonction de consommation dans son premier modèle, il arrive à l’équation suivante :
Cette équation diffère de celle de Samuelson à deux égards : l’absence de décalage du côté de la consommation et la disparition du terme alpha dans l’expression de l’investissement en fonction du revenu.
La résolution du modèle révèle qu’en fonction de la valeur du discriminant de l’équation caractéristique, , une telle équation aura soit deux racines réelles, soit une double racine ou bien deux racines imaginaires conjuguées. La condition pour avoir deux racines réelles et ainsi définir une trajectoire de croissance monotone est:
« Mais le taux de croissance dans ce cas est plutôt effrayant – plus de 100 % par an ! » [Schelling, 1947 : 875]. De plus, si cette condition est remplie, un choc temporaire a des effets permanents sur le taux de croissance (voir application). Au terme de cette analyse, Schelling se range finalement du côté de Samuelson et rejette les solutions de croissance, renforçant ainsi le dogme de stabilité. Il reviendra alors à Alexander de le remettre en question (voir prochain post).