Comment tout a commencé: Ragnar Frisch et la création de la Société d’Econométrie (3/3)

Ragnar Frisch, encouragé par François Divisia et Joseph Schumpeter, se tourne vers les économistes américains Irving Fisher et Charles Roos (voir ce post) qui le convainquent de rédiger une lettre en juin 1930 (voir ce post) à destination des principaux économistes mathématiciens de l’époque.

La création et l’organisation de la société

A la suite de nombreux retours positifs, Frisch décide d’inviter 83 économistes à Cleveland où se tiennent des conférences organisées par l’American Mathematical Society (AMS) et l’American Statistical Association (ASA), en vue de fonder la Société d’Econométrie. A une époque où traverser l’Atlantique n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui, seulement une poignée, principalement américains, firent le déplacement, : Roos, Schumpeter, Harold Hotelling, William F. Ogburn, J. Harvey Rogers, Henry Schultz, Walter A. Shewhart, Ingvar Wedervang, et Edwin B. Wilson. Six mathématiciens se joignirent au groupe: Karl Menger (fils de l’économiste autrichien Carl Menger), Oystein Ore et Norbert Wiener de l’AMS, et Frederick C. Mills, Malcolm Rorty et Carl Snyder de l’ASA.

La Société d’Econométrie est finalement fondée le 28 décembre 1930 par 16 membres deux tiers d’économistes et un tiers de statisticiens et mathématiciens, en l’absence de la plupart des économistes européens. 

Entre juin et décembre 1930, Frisch modifia légèrement les conditions d’adhésion à la société, mettant davantage l’accent sur les statistiques : chaque membre étant désormais supposé « posséder une certaine expérience dans la manipulation des données statistiques, » bien que des exceptions puissent être faites pour certains « mathématiciens talentueux ».

Fisher, un peu contre son gré, est unanimement choisi président, et un conseil composé de 10 membres (3 Américains et 7 Européens) est crée, représentatif de la répartition géographique des économistes mathématiciens.

Name Picture University Nationality
Ragnar Frisch (1895-1973)  University of Oslo Norvège
Charles F. Roos (1901-1958) Cornell University USA
Joseph Schumpeter (1883-1950) Harvard University Autriche/USA
Luigi Amoroso (1886-1965)  University of Rome Italie
François Divisia (1889-1964)  École Nationale des Ponts et Chaussées, Paris France
L. v. Bortkiewicz (1868-1931)  University of Berlin Allemagne
Władysław Zawadzki (1885-1939) University of Wilno Pologne
A. L. Bowley (1869-1957)  London School of Economics Angleterre
Edwin B Wilson (1879-1964) University of Yale USA
Irving Fisher University of Yale USA

Le premier défi

Frisch n’ignore pas les difficultés à venir pour une société dont le but n’est rien de moins que de créer une nouvelle discipline scientifique, « l’Économétrie » (Louca, 2007: 16)! Roos et Fisher plaidaient pour une société ouverte sur d’autres disciplines, tandis que Frisch et Schumpeter étaient plutôt en faveur de la création d’un cercle restreint de spécialistes (Bjerkholt, 1998: 39-40). Cette opposition fut résolue en distinguant les membres ordinaires des « Fellows » (Louca, 2007: 31).

En 1931, l’homme d’affaires américain Alfred Cowles propose de financer la nouvelle société, mais cette idée est contestée par les européens qui craignent pour son indépendance. Un compromis est finalement trouvé, menant à la création de la Cowles Commission for Economic Research en 1932 (Louca, 2007: 37). L’année suivante, en janvier 1933, est lancée la revue Econometrica, avec Frisch comme rédacteur en chef. Dans le premier numéro, Schumpeter, sollicité pour vanter les mérites de l’approche économétrique, présente celle-ci comme le résultat d’une évolution « inéluctable et naturelle » de la « science » économique : « Quand la nécessité d’utiliser des méthodes mathématiques plus raffinées, à la fois en théorie économique et en statistiques, devint apparente pour certains, la majorité même de ceux qui travaillaient dans le domaine quantitatif, perplexes et goguenards, refusèrent de suivre le mouvement. Mais, peu à peu, les intégrales cessèrent de leur apparaître comme des hiéroglyphes. Beaucoup se rangent aujourd’hui de notre côté, tout en se réservant le droit de critiquer nos résultats et de s’opposer aux excès du recours aux mathématiques (Schumpeter, 1933: 10)

La Société d’Économétrie se développe rapidement, passant de 16 membres en 1930 à 163 en 1931, puis de 671 en 1939 à 1 554 en 1951 (Divisia, 1952: 4).

Développement de la Société d’Econométrie, 1930-1950 (Divisia, 1952)

Dans les premières années qui suivirent la création de la société, il fut décidé que deux réunions annuelles seraient organisées : une en Europe et une aux États-Unis. La première réunion européenne eut lieu en 1931 en l’honneur de Léon Walras avec Philippe Le Corbeiller (spécialiste des oscillations de relaxation) comme keynote speaker (voir ce post). La première réunion américaine se tint à Washington la même année. Par la suite, des conférences clés eurent lieu à Leyden (Pays-Bas) où furent présentées les premiers modèles macrodynamiques en présence de Jan Tinbergen, Frisch, Jacob Marschak, Michal Kalecki, John Hicks et Wisniewski (voir ce post) puis à Namur en 1935 où Tinbergen, J-G Koopmans et Frisch et d’autres débatèrent de l’avenir du capitalisme, des risques d’effondrement économique et de la meilleure façon de rendre compte des déséquilibres du marché (Louca, 2007: 268), (Assous and Carret, 2022: chapter 6). Enfin, une autre conférence majeure se tient à Oxford en 1936 à l’occasion de laquelle les premières versions du modèle IS-LM furent introduites par Roy Harrod, Hicks et James Meade.

A l’instar de certains mouvements artistiques, la Société d’Économétrie, parties de presque rien, pris rapidement de l’ampleur pour finalement devenir un élément central de l’analyse économique, et en particulier de la macroéconomie. Il est clair que tout ne commence pas avec la publication de la Théorie Générale de Keynes. Frisch, Tinbergen, Kalecki et d’autres ouvrent la voie à de nouvelles approches, par la suite approfondies par des économistes « keynésiens » comme Lawrence Klein, Alvin Hansen ou encore Paul Samuelson, conscient de leur dette envers ces pionniers.

Frisch reste actif au sein de la Société d’Économétrie pendant près de deux décennies, avant de prendre ses distances avec certaines contributions de ces contemporains et de se consacrer à des recherches à Oslo dont l’impact est resté relativement faible (Louca, 2007: 22). En 1969, il partage le premier prix Nobel d’Economie avec Jan Tinbergen pour «avoir développé et appliqué des modèles dynamiques à l’analyse des processus économiques», récompense qui doit certainement autant à son génie qu’à l’existence de la Société d’Econométrie.

 

REFERENCES:

Assous, Michaël, and Vincent Carret. Modeling Economic Instability: A History of Early Macroeconomics. Cham: Springer, 2022.

Bjerkholt, Olav. Econometric sociey 1930: How it got founded. No. 26/2014. Memorandum, 2014.

Bjerkholt, Olav. “On the founding of the Econometric Society.” _Journal of the History of Economic Thought_ 39.2 (2017): 175-198.

Divisia, François. “La Société d’Econométrie a atteint sa majorité.” Econometrica: Journal of the Econometric Society (1953): 1-30.

Louçã, Francisco. _The years of high econometrics: A short history of the generation that reinvented economics_. Routledge, 1998.

Schumpeter, Joseph. “The common sense of econometrics.” Econometrica: Journal of the Econometric Society (1933): 5-12.