Comment tout a commencé: Ragnar Frisch et la création de la Société d’Econométrie (2/3)

Effectif total de la Société d’Econometrie par continent, réalisé par Divisia en 1952. On observe une domination européenne de la société à ses débuts jusqu’à l’après-guerre.

Ce post est le deuxième d’une série de trois sur la fondation de la Société d’Econométrie. Tous les commentaires sont les bienvenus.

Ragnar Frisch, accompagné de Charles Roos et d’Irving Fisher, décide de frapper un grand coup. En juin 1930, ils envoient une lettre de cinq pages à 31 économistes de douze pays, européens et américains, connue sous le nom de « lettre de juin. » La lettre avait un double objectif : 1) connaître leur « opinion » et solliciter leur « soutien » et 2) s’interroger sur les meilleurs moyens d’accroître son impact (Bjerkholt 2017 : 183).En un sens, cette approche horizontale visait à prendre le pouls de la communauté des économistes mathématiciens, à une époque où ces derniers ne sont qu’une poignée.

Les destinataires de la lettre de juin

Parmi les 31 destinataires, un tiers sont américains comme Fisher, Roos, T. N. Carver, John B. Clark, son fils John M. Clark, Griffith C. Evans, Mordecai Ezekiel, Henry L. Moore, Warren M. Persons et Henry Schultz. Les deux tiers restants sont européens, l’ensemble reflétant le spectre économique de l’époque (Bjerkholt, 2017: 178).

Les italiens sont particulièrement représentés avec Luigi Amoroso, Corrado Gini, Umberto Ricci, Alfonso de Pietri-Tonelli et Gustavo del Vecchio. À l’exception de Gini (célèbre pour son indice), la plupart d’entre eux sont aujourd’hui oubliés, tout comme le fait que l’université de Rome fut une place centrale de l’économie mathématique, comme le souligne Joseph Schumpeter, pour qui l’économie italienne ne se limitait pas à Vilfredo Pareto (Schumpeter 1954 : 855, Bjerkholt, 2017: 180).

Quatre économistes français sont inclus : Jacques Moret, Clément Colson (principal économiste de l’École Polytechnique en France) et ses disciples François Divisia et Jacques Rueff, à une époque où l’économie mathématique en France n’est enseignée qu’à une poignée d’ingénieurs soucieux de poursuivre la voie d’Augustin Cournot et Léon Walras (Bjerkholt, 2017: 180).

Seulement trois économistes anglais sont choisis, mais pas n’importe lesquels: Arthur Bowley d’Oxford et les deux célèbres économistes de Cambridge, A. C. Pigou et John M. Keynes.

Deux économistes suédois figurent sur la liste : Gustav Cassel et Bertil Ohlin, un disciple de Knut Wicksell. À cette époque, la Suède occupe une place importante en économie, notamment sur les questions monétaires et macroéconomiques (Bjerkholt, 2014: 7).

Étonnamment, très peu d’Autrichiens sont contactés et aucun du Cercle de Vienne auquel pourtant étaient associés des économistes et des mathématiciens talentueux. En définitive, seuls Hans Mayer et Schumpeter figurent sur la liste (Bjerkholt, 2014: 7). Enfin, la lettre est envoyée au statisticien danois Harald Westergaard, au Polonais Wlasdislaw Zawasdki et au Russe Eugen Slutsky.

Cette liste reflète une tentative de rassembler diverses manières d’aborder formellement les questions économiques (Bjerkholt, 2014: 10). Elle montre également que de nombreux jeunes économistes (âgés de moins de 40 ans) comme Frisch (36 ans), Ross (29 ans), Ezekiel (31 ans), Ohlin (32 ans) et Rueff (35 ans) figuraient aux côtés d’économistes plus avancés dans leur carrières comme John Bates Clark (84 ans) et Clément Colson (78 ans) et d’autres moins comme Keynes (47) ou Schumpeter (47).

Le tableau suivant résume ces 31 personnalités :

Name Picture University Country Description
Hans Mayer (1879-1955) University of Vienna Autriche  Économiste autrichien, connu pour ses travaux sur l’école autrichienne d’économie et la théorie des prix.
Harald Westergaard (1853-1936) University of Copenhagen Danemark Statisticien et économiste danois, connu pour ses travaux sur les statistiques démographiques et les tables de mortalité.
John M. Keynes (1883-1946) University of Cambridge Royaume-Uni Économiste britannique, fondateur de la théorie keynésienne, connu pour ses trravaux en théorie et politique macroéconomique.
Arthur Cecil Pigou (1877-1959) University of Cambridge Royaume-Uni Economiste britannique, connu pour ses travaux sur l’économie du bien-être et les externalités.
A. L. Bowley (1869-1957) London School of Economics Royaume-Uni Statisticien et économiste anglais, a contribué au développement des méthodes statistiques en économie.
Jacques Rueff (1896-1978) Institut de Statistique, Université de Paris France Économiste français, connu pour ses travaux sur la politique monétaire et la finance internationale.
Clément Colson (1853-1939) École Nationale des Ponts et Chaussées, Paris France Ingénieur et économiste français, connu pour ses travaux sur les finances publiques et l’économie des transports.
François Divisia (1889-1964) École Nationale des Ponts et Chaussées, Paris France Economiste français, connu pour l’indice de Divisia utilisé dans la mesure économique.
Jacques Moret   4 Rue d’Agnesseau, Paris France Économiste et statisticien français, moins connu mais a contribué à la pensée économique en France.
Joseph Alois Schumpeter (1883-1950) University of Bonn Autriche Économiste autrichien, connu pour ses travaux sur le développement économique et le concept de destruction créatrice.
L. v. Bortkiewicz (1868-1931) University of Berlin Russie Statisticien et économiste allemand, ami de Walras, connu pour ses travaux sur la loi des grands nombres et la distribution de Poisson.
Alfonso de Pietri-Tonelli (1871-1960) University of Venice Italie  Économiste et statisticien italien, a contribué au domaine de l’économie mathématique.
Luigi Amoroso (1886-1965) University of Rome Italie Économiste italien, disciple de Pareto, connu pour ses travaux en économie mathématique.
Corrado Gini (1884-1965) University of Rome Italie Statisticien et sociologue italien, connu pour le coefficient de Gini mesurant l’inégalité des revenus.
Umberto Ricci (1879-1946) University of Rome Italie Économiste italien, connu pour ses travaux sur la politique et la théorie économiques.
Gustavo del Vecchio (1883-1972) R. Università Commerciale, Trieste Italie Économiste italien, connu pour ses travaux sur la théorie et la politique monétaires.
Ragnar Frisch (1895-1973) Oslo University (pro tem Yale University) Norvège Économiste norvégien, lauréat du prix Nobel, connu pour ses travaux en économétrie et en modélisation macroéconomique.
Gustav Cassel (1866-1945) Stockholms Högskola Suède Mathématicien et économiste suédois, connu pour sa théorie de l’équilibre général et ses contributions à la macroéconomie.
Bertil Ohlin (1899-1979) Handelshögskolan, Stockholm Suède Économiste suédois, lauréat du prix Nobel, connu pour le modèle Heckscher-Ohlin en théorie du commerce international.
Irving Fisher (1867-1947) Yale University, New Haven, Conn. U.S.A. Économiste américain, connu pour ses travaux sur les taux d’intérêt, la théorie quantitative de la monnaie et les indices.
Griffith Conrad Evans (1887-1973) Rice Institute, Houston, Texas U.S.A Mathématicien et économiste américain, connu pour ses travaux en analyse fonctionnelle et en économie.
T. N. Carver (1865-1961) Harvard University, Cambridge  U.S.A Économiste américain, connu pour ses travaux sur l’économie agricole et la réforme sociale.
Charles Frederick Roos (1901-1958) Cornell University, Ithaca, New York U.S.A Mathématicien et économiste américain, connu pour ses travaux sur la modélisation économique et la recherche opérationnelle.
J. M. Clark (1884-1963) Columbia University, New York City U.S.A Économiste américain, connu pour ses travaux sur l’économie des coûts fixes et la théorie des cycles économiques.
Henry Ludwell Moore (1869-1958) Columbia University, New York City U.S.A Économiste américain, pionnier dans l’utilisation des méthodes statistiques en recherche économique.
Henry Schultz (1893-1938) Chicago University, Chicago, Illinois U.S.A Économiste américain, connu pour ses travaux en économétrie et en analyse de la demande statistique.
Mordecai Ezekiel (1899-1974)

University of Minnesota, Minnesota

U.S.A Économiste américain, connu pour ses travaux sur l’économie agricole et les prévisions économiques.
John Bates Clark (1847-1938) Carleton College, Johns Hopkins University, Columbia University U.S.A Économiste néoclassique américain, fondateur de la révolution marginaliste aux États-Unis, opposant aux institutionnalistes.
Warren M. Persons (1878-1937) University of Wisconsin, Wisconsin U.S.A Économiste américain, connu pour ses travaux sur les cycles économiques et les prévisions.
Eugen Slutsky (1880-1948) Institut fur Konjunkturforschung, Moscow U.R.R.S Économiste et statisticien russe, connu pour ses travaux sur la théorie des probabilités et le choix du consommateur.

 

LE CONTENU DE LA LETTRE DE JUIN

La lettre, signée par Fisher, Frisch et Roos, posait quatre conditions d’adhésion à la société, des conditions qui paraîtraient normales pour la plupart des étudiants en Master d’économie aujourd’hui (à l’exception peut-être de la condition d):

a) Être familier avec la « théorie économique générale », b) avoir « une connaissance pratique des mathématiques appliquées à la théorie économique et aux statistiques », c) avoir « quelques notions de comptabilité », et d) avoir « publié une contribution originale à la théorie économique ou à l’analyse de telles statistiques économiques ou comptables ayant une pertinence certaine pour les problèmes de théorie économique » (lettre de juin 1930, citée dans Bjerkholt, 2017 : 182).

La condition b) fut particulièrement débattue entre d’un côté les partisans de la vision de Frisch d’une théorie économique articulée aux mathématiques et celle des institutionnalistes américains comme Maurice Clark ou les statisticiens comme Persons pour lesquels la théorie économique pouvait se concevoir indépendamment des mathématiques (Bjerkholt, 2017 : 183). Aussi, même parmi cette sélection d’économistes, la question de la mathématisation de l’économie était loin d’être résolue (Bjerkholt, 2014 : 16).

La lettre envisageait la création d’une revue de l’association. Plusieurs noms furent proposés, dont « Oekonommetrika », préféré par Divisia à « Science économique », soucieux de ne pas « monopoliser la science économique »

La lettre de juin fut un succès. Seuls Pigou et Cassel ne répondirent pas. D’autres déclinèrent l’invitation pour des raisons de santé comme Moore (connu pour avoir étendu la théorie des taches solaires de Jevons) et le statisticien et démographe Westergaard. Quant aux autres, ils accueillirent l’initiative favorablement, participant à des degrés divers à son développement (Bjerkholt, 2017 : 183) jusqu’à la fondation effective de la Société d’Econométrie à Cleveland en décembre 1930.

Nous verrons dans le prochain post les défis auxquels la société fut confrontée pendant les premières années de son existence.

References 

Bjerkholt, Olav. Econometric sociey 1930: How it got founded. No. 26/2014. Memorandum, 2014.

Bjerkholt, Olav. « On the founding of the Econometric Society. » _Journal of the History of Economic Thought_ 39.2 (2017): 175-198.

Divisia, François. « La Société d’Econométrie a atteint sa majorité. » Econometrica: Journal of the Econometric Society (1953): 1-30.

Christ, Carl F. « The founding of the Econometric Society and Econometrica. » _Econometrica: Journal of the Econometric Society_ (1983): 3-6.

Louçã, Francisco. _The years of high econometrics: A short history of the generation that reinvented economics_. Routledge, 1998.