Ce post est le deuxième d’une série de trois sur la fondation de la Société d’Econométrie. Tous les commentaires sont les bienvenus.
Ragnar Frisch, accompagné de Charles Roos et d’Irving Fisher, décide de frapper un grand coup. En juin 1930, ils envoient une lettre de cinq pages à 31 économistes de douze pays, européens et américains, connue sous le nom de « lettre de juin. » La lettre avait un double objectif : 1) connaître leur « opinion » et solliciter leur « soutien » et 2) s’interroger sur les meilleurs moyens d’accroître son impact (Bjerkholt 2017 : 183).En un sens, cette approche horizontale visait à prendre le pouls de la communauté des économistes mathématiciens, à une époque où ces derniers ne sont qu’une poignée.
Les destinataires de la lettre de juin
Parmi les 31 destinataires, un tiers sont américains comme Fisher, Roos, T. N. Carver, John B. Clark, son fils John M. Clark, Griffith C. Evans, Mordecai Ezekiel, Henry L. Moore, Warren M. Persons et Henry Schultz. Les deux tiers restants sont européens, l’ensemble reflétant le spectre économique de l’époque (Bjerkholt, 2017: 178).
Les italiens sont particulièrement représentés avec Luigi Amoroso, Corrado Gini, Umberto Ricci, Alfonso de Pietri-Tonelli et Gustavo del Vecchio. À l’exception de Gini (célèbre pour son indice), la plupart d’entre eux sont aujourd’hui oubliés, tout comme le fait que l’université de Rome fut une place centrale de l’économie mathématique, comme le souligne Joseph Schumpeter, pour qui l’économie italienne ne se limitait pas à Vilfredo Pareto (Schumpeter 1954 : 855, Bjerkholt, 2017: 180).
Quatre économistes français sont inclus : Jacques Moret, Clément Colson (principal économiste de l’École Polytechnique en France) et ses disciples François Divisia et Jacques Rueff, à une époque où l’économie mathématique en France n’est enseignée qu’à une poignée d’ingénieurs soucieux de poursuivre la voie d’Augustin Cournot et Léon Walras (Bjerkholt, 2017: 180).
Seulement trois économistes anglais sont choisis, mais pas n’importe lesquels: Arthur Bowley d’Oxford et les deux célèbres économistes de Cambridge, A. C. Pigou et John M. Keynes.
Deux économistes suédois figurent sur la liste : Gustav Cassel et Bertil Ohlin, un disciple de Knut Wicksell. À cette époque, la Suède occupe une place importante en économie, notamment sur les questions monétaires et macroéconomiques (Bjerkholt, 2014: 7).
Étonnamment, très peu d’Autrichiens sont contactés et aucun du Cercle de Vienne auquel pourtant étaient associés des économistes et des mathématiciens talentueux. En définitive, seuls Hans Mayer et Schumpeter figurent sur la liste (Bjerkholt, 2014: 7). Enfin, la lettre est envoyée au statisticien danois Harald Westergaard, au Polonais Wlasdislaw Zawasdki et au Russe Eugen Slutsky.
Cette liste reflète une tentative de rassembler diverses manières d’aborder formellement les questions économiques (Bjerkholt, 2014: 10). Elle montre également que de nombreux jeunes économistes (âgés de moins de 40 ans) comme Frisch (36 ans), Ross (29 ans), Ezekiel (31 ans), Ohlin (32 ans) et Rueff (35 ans) figuraient aux côtés d’économistes plus avancés dans leur carrières comme John Bates Clark (84 ans) et Clément Colson (78 ans) et d’autres moins comme Keynes (47) ou Schumpeter (47).