Comment tout a commencé: Ragnar Frisch et la création de la Société d’Econométrie (1/3)

 
Dans Network of Stoppages (1914), Marcel Duchamp « maps the world without picturing it ». Voir le site du MoMa pour plus d’explications

 

L’économie est aujourd’hui une science quantitative et mathématique, nul ne peut le contester. Même si certains le regrettent, le fait est que 95% des économistes actuels réalisent des études quantitatives. Seulement une fraction de ces travaux se matérialise par une publication dans la prestigieuse revue Econometrica, éditée par la Société d’Econométrie (SE). Toutefois, cet « impérialisme » mathématique n’a pas toujours existé. Tout a véritablement basculé en décembre 1930 à Cleveland avec la fondation de cette société scientifique. Un économiste, en collaboration avec les économistes américains Irving Fisher et Charles Roos (à une époque où l’économie mathématiques était encore peu développée aux Etats-Unis), semble avoir joué un rôle particulièrement important: le norvégien Ragnar Frisch (voir le site de la SE).

Moins connu que Fisher, et moins encore que l’économiste britannique John Maynard Keynes ou l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, tous deux futurs présidents de la SE, c’est pourtant Frisch qui a été décisif. Comment ce jeune économiste norvégien a-t-il pu devenir un acteur majeur de l’évolution de la science économique ?

Ce n’est pas un hasard si les historiens de la pensée économique (Bjerkholt 2014, Bjerkholt 2017, Louca 2007) lui accordent une place centrale.

Frisch choisit d’étudier l’économie à l’université d’Oslo, moyen le plus rapide à l’époque de décrocher un diplôme universitaire (Frisch, 1970 dans Louca, 2007: 11) avant de reprendre l’entreprise familiale d’orfèvrerie qu’il dirige quelques années avant de décider de partir en France au début des années 1920 pour étudier les mathématiques et s’engager plus à fond dans l’analyse économique. Il y restera jusqu’en 1928 avant de se rendre aux États-Unis puis de revenir à Oslo, où il devient en 1931 le fondateur de l’Institut norvégien d’Economie. Frisch est connu pour avoir forgé les termes « macrodynamique » et « microdynamique ». Il est également responsable de la popularisation du terme « économétrie » (Louça, 2007: 10). Dans son article « Sur un problème d’économie pure », il écrit : « L’économétrie a pour but de soumettre les lois abstraites de l’économie politique théorique ou ‘pure’ à une vérification expérimentale et numérique, et ainsi de transformer l’économie pure, dans la mesure du possible, en une science au sens strict du terme » (Frisch, 1926 cité dans Louca, 2007: 10).

Les motivations de Frisch étaient multiples. Son objectif principal était de poursuivre les travaux d’économistes mathématiciens comme Augustin Cournot, Stanley Jevons, Léon Walras, Fisher et Vilfredo Pareto, ce qui n’était possible qu’à condition de réunir les mathématiciens économistes au sein d’une même société mais surtout de trouver le moyen d’unifier les mathématiques, les statistiques et la théorie économique. Cela signifiait « envisager une analyse mathématique générale des phénomènes statistiques » (Louca 2007: 10, cité dans Andvig, 1981 : 703) et impliquait de développer de nouvelles méthodes susceptibles d’embrasser les phénomènes dynamiques et de les articuler aux statistiques économiques (générant ainsi des estimations numériques). (Louca 2007: 10, cité dans Andvig, 1981 : 703).

Dans les années 1920, l’Europe est le centre de la pensée économique mathématique. Il n’est donc pas surprenant que Frisch se soit tourné vers l’ingénieur-économiste français François Divisia en 1926 pour discuter de l’établissement d’un « cercle restreint » d’économistes qui pourraient exposer leurs travaux dans leur propre revue (Bjerkholt, 2017: 180). Frisch partage ensuite son projet avec des économistes mathématiques renommés de toute l’Europe : les Russes Ladislaus von Bortkiewicz et Eugen E. Slutsky, le Britannique Arthur L. Bowley, le statisticien hongrois Karoly (Charles) Jordan et Schumpeter (Louca, 2007: 11). C’est d’ailleurs ce dernier qui lui conseille vivement de se rendre aux États-Unis, car une association européenne a désespérément besoin de « sang et d’argent américains pour réussir et excercer une influence mondiale » (voir la biographie de Fisher par Allen, cité dans Bjerkholt, 2017: 178). En quelques années, Frisch se retrouve ainsi au centre d’un réseau européen d’économistes mathématiciens.

En 1928, Frisch traverse l’Atlantique et se rend aux États-Unis, où il entame une tournée des universités et des institutions à la recherche de chercheurs intéressés par l’économétrie, sans en trouver beaucoup à son grand regret. A cette époque, peu d’économistes américains pratiquent l’économie mathématique (Bjerkholt 2017, 178), à l’exception d’une poignée d’entre eux comme Charles F. Roos de Cornell et de Fisher de Yale dont il obtient le soutien (Bjerkholt 2017: 178).

Fisher était cependant pessimiste quant à la possibilité de créer une nouvelle société. Il avait déjà été confronté au rejet de l’économie mathématique par ses pairs, ayant échoué à créer une société mathématique d’économistes au début des années 1910 (Christ, 2010, 2) en raison du succès d’autres courants. A cette époque, les institutionnalistes et un économiste comme Thorstein Veblen dominent largement le champ (Rutherford, 2001: 1). Ces économistes n’étaient pas hostiles aux méthodes quantitatives mais étaient davantage soucieux d’établir des liens avec des sociologues plutôt qu’avec les économistes mathématiciens. Cette opposition entre institutionnaliste et économétricien n’est cependant pas absolue, les économistes institutionnalistes du National Bureau of Economic Research (NBER) comme Wesley Clair Mitchell, Mordecai Ezekiel, John Maurice Clark ayant accepté de rejoindre la société.

L’American Economic Association (AEA), contrôlée par les institutionnalistes, ne s’est finalement pas révélée être un obstacle à la création d’une nouvelle association. Fondée en 1885 par des économistes américains influencés par et formés à l’école historique allemande, l’AEA et son journal l’American Economic Review (AER) entendaient toucher un public relativement large (à une époque où les éditeurs s’en préoccupaient encore). Ainsi, les articles trop techniques ou mathématiques trouvaient rarement leur place dans l’AER (Rutherford, 2001: 5) comme c’était le cas dans d’autres journaux américains (voir site HET). Selon Gérard Debreu, un des plus grands mathématiciens économistes de l’après guerre, le volume de 1933 de l’AER « contenait exactement quatre pages où apparaissait un symbole mathématique, et deux d’entre elles étaient dans la section des comptes rendus de livres » (Debreu, 1991). La nature ayant horreur du vide, les conditions étaient finalement réunies pour créer un nouveau journal (Econometrica voit le jour en 1933).

Profitant du leadership, de l’expérience, du prestige (quelque peu écorné après le krach de 1929) de Fisher et de ses contacts avec les économistes américains, ainsi que des réseaux financiers de Ross, Frisch fait un premier pas vers la création de la SE, dont les statuts sont déposés quelques mois plus tard en décembre 1930. 

Dans un deuxième post, nous revenons sur la stratégie adoptée par Frisch pour aboutir à ses fins.

 

References 

Andvig, J. (1981), ‘Ragnar Frisch and Business Cycle Research during the Interwar
Period’, History of Political Economy 13(4): 695–725

Bjerkholt, Olav. Econometric sociey 1930: How it got founded. No. 26/2014. Memorandum, 2014.

Bjerkholt, Olav. « On the founding of the Econometric Society. » _Journal of the History of Economic Thought_ 39.2 (2017): 175-198.

Christ, Carl F. « The founding of the Econometric Society and Econometrica. » _Econometrica: Journal of the Econometric Society_ (1983): 3-6.

Debreu, Gerard. « Mathematical economics at Cowles. » Abstracted from the Cowles fiftieth anniversary volume (1983).

Frisch, Ragnar. [1926] 1971. “On a Problem in Pure Economics.” In John S. Chipman, Leonid Hurwic

(1970d), ‘Ragnar Anton Kittil Frisch’, in Les Prix Nobel en 1969, 1970, the Nobel
Foundation, pp. 211–12.

Louçã, Francisco. _The years of high econometrics: A short history of the generation that reinvented economics_. Routledge, 1998.

Schumpeter, Joseph A. 1954. History of Economic Analysis. London: Allen & Unwin.

Rutherford, Malcolm. « Institutional economics: then and now. » Journal of economic perspectives 15.3 (2001): 173-194.