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Dans son article « Effective Demand Failures » de 1973, Axel Leijonhufvud, fait le lien entre économie et anthropologie (non sans malice) et propose de dépasser le clivage entre les deux « cosmologies » (ou encore idées fondatrices) qui caractérisent la science économique au XXe siècle. La première, prétendument représentée par la plupart des modèles néoclassiques, décrit un monde où toute déviation de l’économie par rapport à son équilibre stationnaire déclencherait immédiatement des « mécanismes régulateurs contrebalançant la déviation ». En revanche, la deuxième cosmologie, au coeur des modèles keynésiens, suppose qu’il n’existe aucune tendance « automatique » à même de restaurer cet équilibre. L’économie peut atteindre n’importe quel équilibre entre le plein emploi et le chômage complet, dans lequel tous les mécanismes régulateurs (« servo-mécanismes ») sont inactifs. Leijonhufvud introduit le concept de corridor de stabilité comme le moyen de réconcilier ces deux visions. Pour lui, le système économique se comportera différemment (de manière keynésienne ou néoclassique) selon l’ampleur du choc auquel il sera exposé, selon que l’économie se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur du corridor.
Force est de constater que la perspective de Leijonhufvud ne s’est pas imposée. Bien que des économistes comme James Tobin (1975), Peter Howitt (1978), Bradford De Long, Larry Summers (1986), et d’autres développent des modèles intégrant les propriétés de stabilité du corridor, leur impact sur la théorie et l’enseignement de la macroéconomie est limité (Dimand et Gomez, 2024). Cependant, le concept trouve sa place dans la sphère politique. Des responsables de premier plan comme Ben Bernanke (président de la FED pendant la crise de 2007) et Mervyn King (gouverneur de la Banque d’Angleterre à la même époque) partagent l’idée que certains chocs peuvent profondément perturber l’économie et rejoignent (sans le citer explicitement) Leijonhufvud.
Un retour sur les premiers moments de l’histoire de la macroéconomie révèle que la notion de stabilité du corridor était déjà intégrée dans les premiers modèles macroéconométriques à partir des années 1930 avant d’être progressivement reléguée au second plan.
Le Corridor de stabilité dans les premiers modèles macrodynamiques
Alors qu’il explore les propriétés d’un modèle macrodynamique (partiellement inspiré par la théorie de la déflation par la dette de Fisher en 1933), Tinbergen est également occupé à estimer les premiers grands modèles macroéconométriques des économies néerlandaise et américaine. Dans ce contexte, il juge nécessaire de travailler avec une version linéarisée de son système (en supposant que les coefficients structurels restent constants), une décision principalement motivée par un besoin de simplification. Parce qu’il avait sérieusement envisagé la possibilité qu’une économie fluctue autour de son état stationnaire mais puisse s’en écarter de manière cumulative au-delà d’un certain seuil, il connait mieux que quiconque les risques associés à une telle méthode d’estimation. Bien que conscient de ce problème, Tinbergen, peut-être poussé par son enthousiasme et sa volonté de promouvoir le développement de ces grands modèles, les laisse de côtéIl en fut de même pour ses disciples. Rapidement, cette question est donc négligée, et l’accent est mis sur d’autres enjeux.
Lawrence Klein est conscient que les équations non linéaires reflètent mieux la réalité du monde. Cependant, comme Tinbergen, il choisit de na pas insister sur les implications de la linéarisation de ces relations. Lorsqu’il construit le deuxième modèle macroéconométrique à grande échelle des États-Unis à la Cowles Commission au milieu des années 1940, son principal objectif est de développer de nouvelles méthodes d’estimation et des outils capables de fournir des perspectives et prévisions sur le comportement de l’économie, en particulier dans l’après-guerre (Klein 1950 : vii). Dans ce contexte, il privilégie la capacité du modèle à rendre compte des régularités empiriques observées dans l’économie américaine, plutôt que d’aborder explicitement la possibilité d’un effondrement économique. De plus, à mesure que la Grande Dépression s’éloigne, l’idée que l’économie puisse faire face à un risque d’instabilité globale passe au second plan.
Cette évolution se manifeste dans le second modèle qu’il développe en collaboration avec son élève Arthur Goldberger. Ce dernier, dans un livre publié en 1959, entend s’assurer que la linéarisation de leur modèle ne créée pas une image trompeuse du fonctionnement de l’économie. En référence à l’étude menée par Irma et Franck Adelman, Goldberger conclut que la version non linéaire de son modèle est stable. En simulant l’économie américaine sur un siècle, le couple Adelman découvre que l’économie s’ajuste de manière cyclique aux « grands chocs » tandis que toutes les variables endogènes augmentent au même rythme que les variables exogènes après environ six ans: « même un choc très fort ne déformera pas de manière permanente la trajectoire à long terme de l’économie. En d’autres termes, le système Klein-Goldberger est stable » (Adelman 1959 : 606).
Ces travaux favorisent un regain d’intérêt pour l’explication des cycles économiques de Ragnar Frisch fondée sur l’articulation de mécanismes d’impulsion (choc) et de propagation. En soumettant le modèle Klein-Goldberger à des chocs, ils obtiennent des cycles compatibles avec les données historiques des États-Unis observés de 1814 à 1938 (cycle économique d’environ 40 mois et cycle de Kuznets d’environ 14 ans).
Fait intéressant, ce changement est renforcé par le développement des modèles de cycle économique endogène, qui, bien qu’ils offrent une image du monde fluctuant autour de son état stationnaire en l’absence de chocs, excluent également la possibilité qu’une économie puisse faire face au risque d’effondrement global. Ce n’est peut-être pas un hasard si Klein lui-même, après avoir travaillé avec Goldberger, développe temporairement cette approche et tente d’estimer un modèle de cycle économique non linéaire dérivé du célèbre article de Kaldor publié dans l’Economic Journal de 1940 (Assous et Raybaut 2024).
Dans son effort pour analyser les causes de l’instabilité économique, Maurice Allais développe différentes versions d’un modèle non linéaire des cycles économiques, dont l’innovation principale réside dans l’analyse de la relation entre l’ampleur des perturbations, l’instabilité globale, l’existence de multiples cycles limites et leur vérification empirique (Raybaut, 2014). Il identifie également des situations montrant un corridor de stabilité, ici matérialisées par des épisodes d’hyperinflation dus à l’existence de multiples cycles limites.
Le Corridor de stabilité dans la macroéconomie moderne
Depuis la publication de l’article de Leijonhufvud, la notion de corridor de stabilité a suscité un intérêt limité, même si certaines contributions notables méritent d’être mentionnées. Comme Leijonhufvud, Tobin (1975) voit dans cette hypothèse une possibilité de faire évoluer le débat entre économistes classiques et keynésiens. Pour lui, la mise en évidence d’effets de seuil et les conditions de stabilité reposent sur ce qu’il appelle des effets de niveau de prix (effet Pigou ou Keynes) et des effets de variation (effet Fisher), les premiers tendant à stabiliser le système à la différence du second tendant à le déstabiliser.
Groth (1993) montre que la condition de stabilité de Tobin est formellement identique à celle trouvée par Cagan (1956) dans sa célèbre analyse de l’hyperinflation. Sur la base de modèles canoniques (modèle IS-LM avec anticipations adaptatives), Groth montre que cette condition n’implique qu’une stabilité locale. Etant donné la non-négativité du taux d’intérêt nominal, cette condition est nécessaire et suffisante pour l’existence d’un « corridor » (Groth 1993 : 302).
Howitt (1979) et plus récemment les économistes de l’école de Bielefeld (Rosser, 2023) ainsi que des macroéconomistes des banques centrales (Eusepi 2010, Borio 2021) essaient également de trouver d’autres « incarnations concrètes » de l’hypothèse du corridor de Leijonhufvud. Cependant, ces modèles, à la grande déception de Leijonhufvud (2009), n’ont toujours pas beaucoup de poids à côté des modèles d’équilibre général stochastique dynamique (DSGE). En fin de compte, et malgré les évolutions significatives de la macroéconomie dominante depuis la crise mondiale de 2008, aucun changement de « cosmologie » ne s’est produit. Près d’un siècle après la publication de l’article de Fisher en 1933, le défi reste entier.