Amorcer la pompe: les leçons du modèle accélérateur-multiplicateur de Samuelson de 1939

Caricature publiée dans le Trenton Evening Times, le 15 octobre 1937, qui met en scène Franklin Delano Roosevelt (F.D.R.) manœuvrant la pompe avec l’aide du Congrès apportant de l’eau dans une bouilloire étiquetée « session spéciale ». N’ayant pas réussi à faire adopter une législation du travail en 1937 à l’occasion de cette session, F.D.R. fut contraint de rétablir l’équilibre public et de mettre en œuvre une politique d’austérité. La caricature est tirée d’un billet de Ben Zimmer sur le site Language and politics (https://languagelog.ldc.upenn.edu/nll/?p=32649).

 

La Grande Dépression a conduit à un profond renouvellement dans la manière d’envisager la politique fiscale. En référence à la notion du multiplicateur introduite par John Bates Clark, Richard Kahn et John Maynard Keynes, l’idée que les dépenses publiques puissent être utilisées pour sortir l’économie de sa léthargie s’est progressivement popularisée dans les années 1930. Dans une série d’articles publiés en 1939 et 1940, Paul Samuelson, alor âgé de seulement 25 ans, exhorte ses contemporains à examiner cette idée sur la base d’un modèle macrodynamique

Inspiré par les travaux d’Alvin Hansen, en particulier son interprétation de la crise de 1937 (rassemblée dans son ouvrage de 1938  Full Recovery or Stagnation?) qu’il présente dans le « Fiscal Seminar » à Harvard, Samuelson conçoit un modèle permettant de décrire comment un changement temporaire des dépenses publiques agit à la fois sur la position stationnaire de l’économie et sur ses possibles trajectoires

 

 

Samuelson conçoit son modèle comme une introduction aux travaux macrodynamiques de Tinbergen (voir nos autres articles sur ce sujet ici and ici) ; en cela, il est l’héritier direct de l’approche macrodynamique des cycles développés pendant les années 1930 par Frisch, Tinbergen et Kalecki. Comme eux, il part d’hypothèses économiques qu’il puise dans ses lectures des économistes « littéraires » comme Hansen, Harrod, Keynes, Kahn ou Clark. Il développe à partir de leurs idées un modèle fermé composé de trois équations simples, dont les combinaisons sont néanmoins capables de mener à diverses trajectoires dynamiques.

En analysant ces différentes trajectoires, et ce qui les déterminent, Samuelson arrive à montrer comment différentes politiques économiques affecteraient la position finale de l’économie et sa trajectoire vers celle-ci. Il s’agit pour lui d’expliquer la récession américaine de 1937 et de montrer quand et comment l’amorçage de la pompe budgétaire pourrait sortir l’économie de son ornière. Cependant, les coefficients structurels du modèle révèlent clairement qu’une hausse temporaire des dépenses publiques se paye toujours au prix d’une récession sévère. Dans le contexte de la crise de 1937, où une contraction des dépenses publiques coïncide avec une forte récession et à un moment où l’économie ne s’est pas complètement remise de la dépression de 1929-1933, le modèle de Samuelson souligne les limites de l’intervention publique: une intervention budgétaire temporaire ne génère que des effets temporaires. 

En supposant qu’un équilibre macroéconomique est atteint à chaque instant de sorte que tout ce qui est produit est entièrement vendu, Samuelson introduit l’équation suivante :

    \begin{equation*} Y_t = C_t + I_t + g_t \end{equation*}

Y_t est la production globale, C_t est la partie de la production vendue aux consommateurs (consommation), I_t est la partie vendue aux entreprises (investissement), et g_t est la partie vendue au gouvernemnt (dépenses publiques)  est la partie vendue au gouvernement (dépenses publiques)

Pour déterminer ce qui conduit Y_t Samuelson introduit deux équations comportementales tenant compte des changements dans C_t et I_t, qui constituent les deux composantes de la demande globale ou des dépenses globales. Conformément à l’interprétation de Keynes par Hansen, la consommation est supposée résulter du revenu généré une période plus tôt:

    \begin{equation*} C_t = \alpha Y_{t-1} \end{equation*}

\alpha est la propension marginale à consommer, c’est-à-dire un coefficient indiquant combien de dollars supplémentaires reçus en t-1 sont dépensés en t.

D’autre part, l’investissement lui-même dépend des changements de la consommation. Les décisions d’investissement ou de dépenses des entreprises dépendent de leur capacité à vendre des biens aux consommateurs.  Celles-ci se fondent sur les changements de la consommation plutôt que sur leur niveau courant. L’investissement augmente ou diminue au gré des changements de la consommation.

    \begin{equation*} I_t = \beta (C_t - C_{t-1}) \end{equation*}

\beta est la valeur de la “relation,” c’est-à-dire un coefficient représentant combien l’investissement change lorsque la consommation change entre t-1 et t

En fin de compte, la combinaison de ces deux hypothèses révèle que le revenu à l’instant t dépend du revenu en t-1 et en t-2:

    \begin{equation*} Y_t = \alpha (1+ \beta) Y_{t-1} - \beta \alpha Y_{t-2} + g_t \end{equation*}

En définitive, le revenu courant dépend positivement du revenu de la période précédente et négativement de la période encore antérieure. Maintenant, se demande Samuelson, que se passe-t-il si le gouvernement décide de mettre en œuvre une augmentation temporaire des dépenses publiques ? Que se passe-t-il si la pompe est amorcée puis arrêtée ? L’application suivante reproduit la trajectoire du revenu dans le modèle de Samuelson pour des augmentations temporaires et permanentes des dépenses publiques. L’équilibre initial est déterminé par Y_t = C_t + I_t. Si au temps t=2 l’économie subit un choc permanent ou temporaire, en fonction des combinaisons des paramètres \alpha et \beta, différentes trajectouire

Sur la base de son modèle, Samuelson distingue quatre possibilités, et examine l’effet de différentes politiques de dépenses dans chaque cas. Ces régions dépendent des paramètres structurels. Pour des valeurs spécifiques de ces derniers, on peut voir que l’économie reviendra à sa position initiale et que l’état stationnaire sera atteint de manière monotone ou cyclique. Dans ces cas “stables,” si l’économie est très sensible à l’investissement, le rétablissement de l’équilibre se fera avec des fluctuations cycliques : le cycle sera causé par le fait que les changements dans la consommation auront un effet sur l’investissement qui sera accentué par des valeurs plus élevées de beta. A mesure que les augmentations de la consommation s’amenuisent, la chute de l’investissement aura une conséquence plus importante sur la demande globale. En fin de compte, lorsque le modèle est stable, l’économie est de retour à son état stationnaire initial mais pas sans, comme nous pouvons le voir, avoir connu une sévère récession : ainsi, une politique de « pump priming » fondée uniquement sur une impulsion temporaire ne pourra pas sortir l’économie de la crise.

Ce n’est que pour des valeurs plus importantes des coefficients structurels, lorsque le modèle devient instable, qu’une augmentation temporaire des dépenses publiques peut entraîner une expansion sans fin de l’économie tandis qu’une diminution temporaire des dépenses publiques peut entraîner une récession sans fin. Ainsi, le “pur pump priming » reposerait sur une hypothèse d’instabilité de l’économie.

Si l’on exclut ce cas d’instabilité, ce que fait Samuelson sur la base d’une extension non linéaire de son modèle simple, il n’y a pas de raison de parier sur les effets bénéfiques d’un changement temporaire des dépenses publiques comme le pensent les partisans du « pump priming ». Pire, il faut se préparer à voir l’économie entrer en récession à la suite d’une politique budgétaire expansionniste. La conclusion est qu’il ne suffit pas d’amorçer la pompe, il faut l’actionner de manière permanente !